Écrire le terrorisme à la première personne : de Boris Savinkov à Zazoubrine

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Cet article a initialement été publié au sein du dossier “Littérature et arts face au terrorisme” dirigé par Catherine Grall.

Présentation

Ma réflexion s’appuie sur trois ouvrages et sur le jeu qui existe entre eux :

– Le plus connu en France : Mémoires d’un terroriste de Boris Savinkov. Par son titre, l’œuvre du célèbre S.R. (Socialiste-Révolutionnaire) du tournant des xixe et xxe siècles, s’inscrit dans un genre littéraire non fictionnel : les Mémoires (eu russe Vospominanija). Ils ne retracent que quelques années de la vie du terroriste russe, de 1903 (il rejoint l’Organisation de Combat commandée par Azef) à 1909 (Azef est démasqué, qui depuis 1893 travaille pour l’Okhrana[1], la police secrète de la Russie tsariste). Daté d’août 1909, ils seront publiés en russe (1ère édition complète en 1918, 3e édition mentionnée en 1928) et, dans une édition partielle, en France en 1931. Ils sont aujourd’hui depuis 1982 disponibles dans leur intégralité chez Champ libre, traduits par Régis Gayraud (1982). Ils nous font voir la vie d’une organisation terroriste de l’intérieur.

– Moins connu, mais du même auteur : Le Cheval blême qui joue, de manière élastique, avec un épisode narré dans les Mémoires d’un terroriste, le projet d’attentat élaboré par l’Organisation de Combat contre le grand-duc Serge, gouverneur de Moscou (comme l’avait d’ailleurs fait Andreïev avec Le Gouverneur, mais avec l’autre point de vue, celui non des organisateurs de la Terreur mais de la victime). La première édition originale du roman est de 1909, alors qu’il a été écrit en France l’année précédente. Son adaptation sera publiée en France en 1912. Ces deux éditions  ont fait l’objet d’autocensure, contrairement à l’édition niçoise (mais en russe) de 1913 qui est reprise dans la traduction récente de M. le Professeur Michel Niqueux. Faut-il préciser que le roman se donne pour sous-titre : Journal d’un terroriste ? Attention néanmoins à ne pas gloser trop rapidement sur les différences entre le Journal (romanesque) et les Mémoires (tournées vers l’Histoire), l’exhibition du journal en première de couverture étant une invention de l’éditeur français à l’insu du traducteur. Reste que le texte s’appuie bien sur le modèle du journal intime même si le genre littéraire convoqué serait peut-être plus à chercher dans les zapiski, c’est-à-dire les notes, plutôt décousues, d’une subjectivité, que du journal proprement dit. De brèves notations sur la nature, les sentiments amoureux, la préparation de l’attentat. Derrière les zapiski, bien sûr, se tapissent l’ombre et le sous-sol (ou le souterrain selon certaines traductions du terme russe podpolje) dostoïevskiens. Et l’on verra que le narrateur reprend par certains aspects la psychologie du sous-sol. Georges n’est pas un être épanoui : il ressasse. Au drame puisé dans l’Histoire à laquelle l’auteur lui-même a participé, vient se greffer le tragique des sentiments non partagés.

– Sans doute encore moins connu, même s’il a enfin été publié plus de soixante ans après son écriture en Russie, puis en France chez Christian Bourgois : Le Tchékiste de Zazoubrine. Qui, de fait s’intitule littéralement Le Copeau et son auteur Vladimir Iakovlevitch Zoubtsov. Le titre original est expliqué dans la préface de Dimitri Savitski : il fait écho au proverbe russe « on n’abat pas un arbre sans faire de copeaux ». Il faudra bien sûr revenir sur ce  titre original qui oriente la lecture vers une conception morale particulière. Le roman aurait dû être publié dès 1923, époque où il ne paraissait pas incongru de mettre le littéraire au service d’une vérité. Tout était prêt, y compris une préface de Valerian Pravdoukhine qui, comme le célèbre personnage boulgakovien une dizaine d’années plus tard, faisait, tout aussi vainement qu’Ivan Biezdomny, un sort à la pensée kantienne qualifiée de nulle et d’inutile[2]. Le roman suit au plus près un haut responsable régional de la Tchékha dans sa lutte contre les révolutionnaires, lutte qui finira par la folie du personnage, qui n’arrive pas à se débarrasser du sentimentalisme et de l’humanisme bourgeois.

Il s’agira de s’interroger sur les raisons d’être de l’écriture romanesque du terrorisme. À quoi bon cette fictionnalisation ? Que nous dit-elle ? Je montrerai que la réquisition de schémas ou de motifs traditionnels, voire éculés, permet de continuer à tenir un discours humaniste, parfois à l’insu de l’artiste et que le littéraire, loin d’être un ornement, sert de caisse de résonnance à une problématique éthique, en lui donnant une épaisseur charnelle trop souvent absente. Loin de s’éloigner de la réalité humaine, elle y ramène.

Ce n’est pas sur la thématique de la terreur que j’insisterai : on pourrait évidemment parler de l’inscription de la Terreur dans l’Histoire, en  insistant sur le passage du geste quasi-chevaleresque, chez Savinkov, de Kaliayev, qui renonce à l’attentat parce que des enfants, neveux du grand-duc, sont présents dans la voiture, à la machinisation kafkaïenne du terrorisme d’État fantasmé par Sroubov, le personnage-Copeau de 1923, obsédé par l’organisation rationnelle de la terreur. D’un côté, les cibles sont minutieusement choisies en fonction de leur implication dans la répression des mouvements sociaux. De l’autre, la terreur est contagieuse et va jusqu’à frapper ses propres partisans. Reste cependant que les deux livres de Savinkov donnent une représentation tronquée du mouvement terroriste dans la Russie des années 1900. Recourons à l’Histoire : Entre 1902 et 1908, selon Jacques Baynac, on dénombre 200 attentats dus à des entités rattachées au PSR, qui provoquent 139 morts[3]. Toujours chez le même historien qui a recours aux chiffres de Stolypine, ministre de l’intérieur cherchant à justifier la répression étatique, de 1906 à 1908, soit un empan bien plus large que les bornes historiques des Mémoires du terroriste Savinkov, il y a eu plus de 26000 attentats, plus de 6000 tués, autant de blessés et 2000 pendaisons[4] (Stolypine regroupe tous les actions politiques ou criminelles contre des représentants de l’État), alors que les Souvenirs focalisés à partir de l’œil de Savinkov ne donnent aucune idée de l’ampleur de ce mouvement. Mais surtout cette vision historicisée risque de nous mener dans une aporie, qui ne serait qu’une variation de plus sur le motif o tempora o mores.

A priori le passage du terrorisme d’opposition plus ou moins organisé (les SR eurent le plus grand mal à canaliser les pulsions terroristes de certains militants ou sympathisants) au terrorisme d’Etat ne va pas de soi : si le groupuscule révolutionnaire comme l’État peuvent chercher à terroriser une population, il n’est pas facile aujourd’hui de qualifier l’État de terroriste. Qu’est-ce que la terreur pourtant ? Terror est l’effroi et ce qui le provoque. En histoire elle renvoie à un moyen politique. Une stratégie (ou une tactique) de gouvernement qui vise à insuffler une angoisse généralisée, une peur absolue, à provoquer la tétanie du corps politique dont une partie lui est hostile. Patrice Gueniffey dans son essai consacré à la « politique de la Terreur »[5], la définit comme une stratégie destinée à provoquer un « degré de peur jugé nécessaire à l’accomplissement d’objectifs politiques ». De fait, alors, un gouvernement peut être qualifié de terroriste.

Ce passage du terrorisme SR au terrorisme de l’État russe est de plus suggéré par le roman de Zazoubrine / Zoubtsov dont le personnage bolchevik se pense dans la lignée des grands terroristes du socialisme révolutionnaire, parmi lesquels le lecteur français aura reconnu le Kaliayev des Justes de Camus : 

Vous cultivez l’image héroïque des terroristes, des socialistes révolutionnaires, vous leur fabriquez une auréole de sainteté (vy okružaete oreolom geroizma terroristov, socialistov-revoljucionerov). Mais est-ce que Sazonov, Kaliaev, Balmachev n’étaient pas des bourreaux (palaci) ? Oh  bien sûr ils faisaient ça sur fond de jolis décors, ils y mettaient du leur, ça avait de l’allure. Tandis que nous c’est un boulot de tous les jours (konečno, oni delali èto na fone krasivoj dekoracii s pafosom, v poryve. A u nas èto  budičnoe delo, rabota). Or justement le boulot (raboty-to), c’est ce qui vous fait le plus peur. Nous faisons un immense travail de manœuvres, un travail de nègres, une sale besogne[6].

Le passage de « l’allure », ou plutôt, dit le texte, du pathos (qui revient au monde sinon aristocratique du moins du sublime et sans doute du sublime littéraire) au « boulot » (prolétarien et bien prosaïque), du héros (geroj) au bourreau (palač) reflète les changements historiques, le glissement accéléré d’un monde russe quasi-féodal où le héros a toute sa place au monde nouveau, du travail (libérateur), qui n’a que faire de la sphère de l’esthétique. Ce qui est d’autant plus étonnant que les sociaux-démocrates, et en particulier Lénine, avaient toujours regardé avec méfiance ces tendances anarchisantes que prônaient, comme tactique, mais jamais comme stratégie, les SR. Toujours… du moins jusqu’aux thèses d’avril. Et Baynac fait remarquer non sans intérêt pour nous que le programme de Lénine va brusquement changer et s’emparer des mots d’ordre de S.R. maximalistes (ceux qui firent entre autres sauter la maison de Stolypine causant 32 morts mais non celle du ministre)[7]. Dans le contexte de la guerre civile le choix de la Terreur (voir la polémique entre Kautsky et Trotsky), la réquisition des terroristes S.R. du passé ira de pair avec l’élimination de ceux du présent : la terreur, elle aussi, doit relever d’un monopole d’État.

Le point de suture entre terrorisme d’opposition et terrorisme d’État, se proclamant d’ailleurs tous deux contre-terrorismes, est donc à chercher dans la Révolution française, modèle coutumier de la révolution russe, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes pour cette période historique qui se veut radicalement nouvelle. On peut voir dans l’institution d’un tribunal criminel extraordinaire le 17 août 1792, le point de départ de la terreur révolutionnaire française. Il en va de même avec la Tchékha, instrument d’une justice elle aussi extraordinaire. Andreï Sroubov s’exprime en ces termes :

La Tchékha est l’arme de la justice sommaire de classe. Compris ? […] la responsabilité individuelle a pour nous un sens, mais pas autant que pour un tribunal ordinaire ou un tribunal révolutionnaire[8].

Comme le souligne D. Savitski qui reprend des extraits rassemblés par Venedikt Erofeïev exigeant l’instauration d’une authentique terreur, ce terrorisme d’État est non seulement assumé mais exigé par Lénine comme elle l’avait été par Danton, Robespierre ou Couthon. À cette époque les hommes d’Etat que sont Barère, Billaud-Varenne et Collot d’Herbois étaient eux aussi appelés les terroristes.

Je ne rentrerai pas ici dans la polémique existant entre ceux qui parlent de subversion de l’Etat qui devient terroriste au lieu d’assurer sa mission première, de garantir la sécurité des citoyens, et ceux qui soulignent la nécessité d’une lutte à mort contre ceux qui se sont eux-mêmes exclus de la communauté citoyenne. Mais force est de constater que les forces de l’ordre deviennent alors des ferments de violence et dans leur lutte accroissent un chaos voulu fondateur.

Il est ainsi normal que le personnage principal de Zazoubrine, Andreï Sroubov, qui, comme l’indique le titre français, incarne le bras armé de la Terreur révolutionnaire dont il est le chef dans une petite ville de Sibérie, médite de regrouper ses pensées éparses sur la terreur pour en faire un livre, qui ne serait pas sans rapport avec certains aspects de celui-ci qui, entre autres, mais cet entre autres importe, nous livre à nous lecteurs le mythe de la Terreur / du Tchékiste. En bon léniniste / trotskiste, Sroubov défend la Terreur et la considère justifiée par ce que certains à la suite de G. Forster appellent la théorie des circonstances, en l’occurrence la Révolution (avec un R majuscule) qu’il sert aveuglément, mais il enseigne à ses subordonnés que la terreur ne signifie pas que tout est permis (« sinon ce n’est plus une révolution, c’est du jésuitisme. Ce n’est plus la terreur, c’est de la saloperie »)[9]. Il articule d’ailleurs terreur et vertu, renouant là encore avec les rhétoriques française du xviiie siècle et russe des SR du tournant des xixe et xxe siècles, et se pose en terroriste (vertueux, donc) contre lequel se retournera injustement cette Terreur, non en raison d’un éventuel excès de zèle, mais pour cause de faiblesse, d’un abcès de pitié. Le corps n’arrive pas à suivre l’esprit, ou plutôt la volonté vertueuse.

Témoignage et prise à témoin

Partons de cette déclaration du dissident D. Savitzki dans la préface française : Le Tchékiste ou plutôt Le Copeau nous offrirait « un des premiers témoignages littéraires sur la nature du pouvoir soviétique »[10]. Qu’est-ce à dire ?

On comprend ce qu’il peut en être pour les Mémoires d’un terroriste. Ce S.R. à la dimension romanesque indéniable puisque, selon certains critiques, il se retrouve sous les traits d’un personnage de fiction d’Andreï Biely, le Dudkin de Pétersbourg et dont le narrateur du Cheval blême donne une image plus que troublée (Georges figure une sorte de moi de Boris Savinkov haïssable, indifférent à tout si ce n’est au terrorisme, mais amant jaloux et meurtrier qui prend tout son sens dans l’opposition qui existe entre le personnage de Vania, qui reprendrait sa part angélique, et lui-même), Boris Savinkov, donc, prend la pose des instigateurs aristocratiques de ce genre littéraire particulier que sont les Mémoires. Ayant participé d’une manière exceptionnelle à l’Histoire russe (dirigeant opérationnel puis responsable de l’Organisation de Combat), après avoir pris un certain retrait[11], Savinkov raconte d’une manière le plus souvent neutre ce qu’il en est, en se portant garant de l’authenticité de ce qui est raconté. D’où son nom sur la première de couverture. Même si certains points sont attaqués par ses collègues en révolution, le nom de l’auteur est une garantie de sérieux : le lecteur chemine dans le milieu clandestin des terroristes. Il faut tout de suite souligner la sècheresse du récit, qui ne fait pas de place aux états d’âme, sauf lorsqu’ils prennent la forme de documents : l’œuvre prolonge les témoignages d’autres révolutionnaires ou du moins prétend le faire, car le non-spécialiste ne peut juger de l’authenticité des lettres de condamnés à mort, des résolutions du Comité central ou d’autres documents qui constituent la matière de l’historien, dans la mesure où n’existe aucun appareil scientifique. On retrouve ici ce mixte entre Littérature et Histoire définitoire des Mémoires. L’œuvre se donne à lire d’abord comme un document et tout est fait pour que soit a priori écarté tout soupçon de fictionnalité. Avec les Mémoires, l’autonomie pleine et entière de la sphère esthétique vacille.

Dans le fil du récit qui suit scrupuleusement la chronologie prennent place de courtes Vies qui sont autant d’hommages à ceux qui sont tombés pour que vive la terreur, qui renvoient incontestablement à ces fiches biographiques que devaient renseigner les terroristes avant de passer à l’acte, et que vient couronner l’appréciation de l’auteur. En voici un exemple :

Dora Brillant « était née en 1879 ou 1880, dans une famille de commerçants juifs, à Kherson. Au sortir du lycée de Kherson, elle alla suivre des cours d’obstétrique à l’université de Iouriev. Entrée au Parti en 1902, elle travailla d’abord au comité de Kiev, puis, dès mars 1904, prit part à l’affaire Plehve. L’Organisation perdit en elle l’une des plus grandes figures féminines du terrorisme[12].

Il est à noter que cette quasi-épitaphe vient juste après l’évocation de la préparation de l’insurrection de 1905 au cours de laquelle D. Brillant fut arrêtée, arrestation qui déboucha sur une détention prolongée puis sur la folie de la révolutionnaire. Il y a comme un bizarre copier-coller du document à cet endroit de la narration. L’œuvre-témoignage fonctionne donc comme fabrique de héros auxquels elle donne un « tombeau lumineux dans le monument aux morts de l’État, de la nation, de la révolution » dont parle Wolfgang Sofsky[13]. On remarquera que Kaliaev lui-même, dans sa plaidoirie lors du recours en cassation, met sur le même plan « soif de connaissance » et « soif de terrorisme »[14], mais que la plupart des militants sont animés selon l’auteur par une ardente « foi dans le terrorisme », expression récurrente sous la plume du Russe, qui convoque la sphère du religieux. En contre-point, la menace, à laquelle Savinkov a longtemps refusé de croire, de l’infiltration avec ce point d’orgue qu’offre Azef à la fois chef incontesté et mouchard, ou celle de la trahison par lâcheté ou intérêt. D’un côté, donc, des héros lumineux qui donnent naissance à un panthéon quasi-sacré (évoqué avec dépit par le terroriste du début des années 1920), même s’il n’y a aucun excès dans la rhétorique toujours sobre de l’auteur, de l’autre les apparences héroïques renversées par la Vérité ignominieuse et les bas appétits. Entre les deux, l’humanité ordinaire avec entre autres ceux qui auraient voulu être terroristes mais ne peuvent passer à l’acte. Les Souvenirs d’un terroriste offrent donc une présentation de l’homme, simple, en fonction de valeurs religieuses jamais explicitées. Ce qui étonne le plus sans doute le lecteur d’aujourd’hui : il n’est aucune réflexion sur les justifications du terrorisme. La foi dont je parlais n’est pas sans évoquer celle du charbonnier. Elle est évidente, immédiate, totale, absolue. D’ailleurs ce n’est pas la seule trace de cette confusion entre pensée religieuse et discours révolutionnaire. Le Témoignage verse dans la légende dorée, laïcisée et débarrassée de tout merveilleux, de la révolution.

Poussé par Dimitri Mérejkowski et Zinaïda Hippius, Boris Savinkov écrit Le Cheval blême qui est publié à l’époque de laquelle est datée la fin des Souvenirs (1909) ou plutôt légèrement avant, puisque Savinkov signale qu’il a fini d’écrire ses Mémoires en août 1909 alors que le roman est publié en janvier 1909[15]. C’est cette double écriture que je voudrais interroger, même s’il est vain, bien sûr, de sonder les intentions d’un auteur qui ne s’est pas exprimé sur ce double choix. Qu’est-ce qui pousse le révolutionnaire à faire œuvre de romancier et de mémorialiste ?

Il est a priori évident qu’avec le choix de la povest’ le témoignage est confus : a-t-il cherché en composant ses Souvenirs à le rendre plus évident ? Mais ne faut-il pas renverser les choses, les Mémoires éclairant a posteriori un choix qui déjà perçait sous la povest’, à savoir celui du témoignage ? Il s’agit donc de ne pas se tromper, j’y reviendrai, sur la valeur de la confusion de ce dernier, et, du coup, sur la place de la fiction et du trouble qu’elle instaure dans l’assignation parfois lancée au littéraire de témoigner. La forme du journal intime écrit par un narrateur laconique qui évite toute emphase (même si l’exhibition en sous-titre est d’ordre commercial), mais aussi les extraits de journaux[16] ou la lettre de Vania emprisonné[17] laissent à penser que l’œuvre fictionnelle (ou à la fictionnalité conditionnelle dirait Genette)[18] est déjà travaillée par une volonté de témoigner qui sera manifeste dans les Mémoires. Je voudrais ici montrer que le témoignage du roman, trouble et troublant, s’oppose aux corrections et aux certitudes des mémoires.

L’auteur, ainsi, a choisi un narrateur homodiégétique. Même si aujourd’hui aucun étudiant ne confond auteur et narrateur, les choses ne sont pas si limpides que ça, d’autant plus que les structures du drame narré dans le roman réapparaissent dans les mémoires, et que le lecteur minutieux de l’époque aura inéluctablement tendance à rapprocher Dora de Erna, Kaliaev de Vania, le gouverneur général de Moscou du grand-duc Serge, gouverneur général de Moscou  et… le narrateur de l’auteur : tous les deux exhibant cette première personne du singulier à propos de la même histoire. Pourtant, originellement, le nom de l’auteur n’apparaît pas sur la première de couverture puisque le révolutionnaire se sert d’un pseudonyme (Ropchine tiré de Ropcha, palais construit par Rastrelli où Pierre III fut assassiné par la future Catherine II). On pourrait alors avancer que le roman à la première personne invite le lecteur à se nicher dans ce pronom, à le faire sien le temps de la lecture, reste que ce narrateur, rongé par le nihilisme (étranger à tout, seul), n’attire pas a priori la sympathie, et que l’auteur peut se retrouver éclaté et déformé dans les deux personnages principaux. Le pseudonyme s’expliquerait-il comme volonté de rester anonyme, en recherche, quelque part entre Jean (dont vania est le diminutif hypochoristique) et Georges ? Le roman en effet balance entre une vision métaphysico-théologique du terrorisme (Vania est guidé par l’amour et c’est par amour qu’il doit tuer (alors qu’il est interdit de tuer) et ce nihiliste de Georges qui se « fiche de tout »[19].

On peut ainsi retrouver dans le roman la bipartition, entre lumière et ténèbres, qui structure les Souvenirs. Seulement, le personnage lumineux serait à chercher dans celui de Vania (« il ») qui reprend le mot de l’Évangile de celui dont il porte le nom : « il n’y a pas de plus grand amour que celui de donner son âme pour ses amis. Pas sa vie son âme» [20] et qui fictionnalise les propos de Maria Benevskaïa (présents d’ailleurs dans les Souvenirs). Le terrorisme est intégré alors à une pensée fondamentalement religieuse qui fait de l’acte injustifiable un sacrifice. De l’autre côté, justement, le « je », celui qui ne sait pas aimer et dont l’œuvre de mort est dépourvue de sens, parce que dépourvue d’amour et de sacré. Cette lecture mystique de sa propre geste terroriste (je me sacrifie en commettant l’irréparable qu’on ne doit pas commettre), on le sait, n’a pas été du goût des autres terroristes mais servira sans aucun doute à poser le mythe de l’âme slave insondable dans l’Europe occidentale du début du xxe siècle.

Ce qui est sûr, c’est que le roman, lui, contrairement aux Souvenirs est le lieu des états d’âme, quand bien même l’état en question est, parfois, la vacuité totale. Avec ce fil romanesque par excellence qu’est l’histoire d’amour, en l’occurrence double puisque Georges, responsable de l’attentat, est  à la fois aimé d’Erna Yakovlevna  et amant d’Elena : la première, devant l’inflexibilité du narrateur, acceptera l’amour de Heinrich, tandis que Georges qui ne supporte pas que sa maîtresse puisse aimer son mari ou même vivre avec lui le tue. Cette présence du romanesque traditionnel n’est pas si innocente : elle insiste sur l’amour comme problématique principale de l’œuvre (de la Vie), alors qu’il n’en est point question dans les Souvenirs.

Au rebours de ceux-ci, la question éthique semble posée de manière centrale dans le roman qui les précède : telle est la thèse de M. Niqueux dans sa préface que je rejoins. Ce doute se prolonge dans le manuscrit rédigé  « probablement en 1912-1913 », publié pour la première fois dans les années 1990, et qui montre, toujours dans un récit à la première personne  une vision torturée du terroriste qui ne croit plus à la terreur[21]. À la fiction le questionnement, et le questionnement sur le fond des choses ? Aux Mémoires l’affirmation péremptoire, mais qui reste à la surface, cramponnée aux seuls phénomènes ?

Prstojevic au sujet de l’écriture de la Shoah insiste sur le lien qui existe à partir des années 1960-1970 entre modernité littéraire et prise en charge par la fiction de la volonté de témoigner (son corpus est constitué de Piotr Rawicz, Danilo Kiš, Georges Perec, Imre Kertész et W. G. Sebald). Il parle ainsi de « littérarisation fictionnelle ».

Or, élément remarquable, ce changement de régime narratif est opéré à partir du modèle fondé par des romanciers du début du siècle : Virginia Woolf, James Joyce, Marcel Proust, Boris Pilniak. De fait, la focalisation sur la vie « intérieure » des personnages dont cette nouvelle littérature témoigne tranche radicalement avec la vision historique qui privilégie la masse comme donnée élémentaire de la réflexion sur le génocide (http://www.vox-poetica.org/t/articles/prstojevic2012.html).

Ce qui est intéressant dans notre cas, différent bien sûr de la mise en écriture de la Shoah, c’est que Savinkov participe de cette modernité littéraire en train de se mettre en place et qu’il la met au service d’une réflexion sur les liens qui existe entre le Bien et le Mal. La vision résolument tronquée évoquée ci-dessus prend sens.

Le sceau de l’écriture est patent : avec Le Cheval blême l’artiste fait œuvre de poète au sens premier du terme, qui vient contredire l’idéal si répandu mais trompeur du témoignage brut. Le témoignage est de manière ostentatoire médiatisé par le littéraire et ce dès le titre qui convoque L’Apocalypse. Les passions qu’il a déclenchées lors de sa parution montrent si besoin était la puissance de l’œuvre dans ce qu’elle dit sur le réel. Contrairement à ce que pensent les contempteurs des œuvres fictionnelles, l’art aurait son mot à dire sur le réel. Peu importe la facticité des faits. Ainsi l’attentat comme les personnages ne renvoient pas chacun à un seul modèle dans la réalité historique, qui l’épuiserait : Michel Niqueux montre bien dans son introduction à l’œuvre que les attentats de 1904 et 1906 nourrissent  cet épisode tout autant que celui de 1905 contre le grand-duc Serge, déplacé en plus pour certaines raisons en 1906 dans la trame fictionnelle. En revanche ces artefacts que sont les personnages, en compagnie desquels nous cheminons, nous permettent d’appréhender plus facilement les enjeux de certaines problématiques morales et diverses positions à leur sujet. De sorte qu’il est possible d’avancer que cette povest’, qui recompose des événements et ne s’interdit pas de recourir à l’imagination nous dit plus sur la soif de terrorisme ou la foi en lui qu’un témoignage circonstancié. C’est un cas rare en effet de trouver au sujet d’un même objet deux œuvres, une fictionnelle l’autre non. Non qu’il soit question toujours d’empathie, même si des lecteurs et des lectrices s’identifieront toujours, le temps du récit, aux terroristes (si chevaleresques et traversés par une passion bien connue, l’amour). Ceux-ci se trouvent entraînés dans un réseau de pensées et de dialogues qui sert, selon le mot de Ricoeur, de laboratoire éthique, car le terrorisme n’est que l’exacerbation maximale de la dialectique des moyens et des fins.

Moins de quinze ans plus tard, Le Tchékiste va pousser cette réflexion narrative plus avant, mais rend encore plus problématique, jusqu’à la toute fin du récit, la moindre empathie. Et la thématique terroriste n’est plus une problématique : le dialogue entre Vania et Georges, qui une fois encore n’est pas un débat pro et contra,menant au sacrifice terroriste de Vania et à la pulsion criminelle de Georges, mais un dialogue entre terrorisme évangélique et terrorisme nihiliste, cède place au seul discours bolchevik, refoulant, nous allons le voir, l’autre voix. Le témoignage se veut monolithique. Le terrorisme relève désormais de la raison d’État mais le romancier choisit de privilégier un personnage qui incarne celle-ci dans une ville de Sibérie, sans pour autant lui laisser totalement la parole comme le fait Savinkov dans Le Cheval blême, où les exemples abondent de confusion entre parole du narrateur et voix de Georges. Bien sûr, bien des romans peuvent être lus comme des témoignages de l’époque dans laquelle ils émergent, de l’esprit du temps. Mais celui-ci en fait semble parler malgré son auteur. Je voudrais ici pour le prouver m’arrêter sur le personnage de Sroubov, celui qui abat et qui est abattu à la hache comme l’indique son nom, celui qui au nom de sa tâche fait des copeaux, mais qui aussi deviendra copeau toujours au nom de cette tâche (Savitski le souligne avant nous), qu’il incarne. Et cette fonction testimoniale (involontaire et scandaleuse) est confirmée par la préface même de Valerian Pravdoukhine.

La narration suit au plus près la conscience, que le lecteur comprend vite fragilisée, de ce Tchékiste incorruptible. En offrant au lecteur une conscience (comme dans Quatre-vingt Treize le personnage de Cimourdain) intimement persuadée de la nécessité de la terreur mais en confrontant celle-ci au quotidien de l’exercice de la terreur rationnalisée, en créant un personnage qui s’efforce de voir dans ses alter ego ce que la philosophie matérialiste lui enseigne, c’est-à-dire des animaux parmi d’autres ou quelques livres de viande, l’œuvre se condamne à une lecture chaotique, comme l’avaient bien vu ses censeurs originels, qui y voyaient un excès de naturalisme : il y aurait ainsi des choses (réelles) qui ne doivent pas être exhibées ; il existe aussi un obscène politique. Ce qui en 1923 devait apparaître comme une tragédie de l’homme malheureusement pas (encore) si nouveau que ça, déchiré entre deux mondes mais aussi et surtout entre d’une part sa lucidité et sa détermination idéologiques et, d’autre part, sa « peccabilité » d’homme nourri par des superstitions qui l’affaiblissent,  peut devenir une dénonciation  de l’hybris bolchevique, version politique mi grinçante mi horrifique du Double de Dostoïevski, qui loin d’exalter l’homme le fait chuter de son prétendu piédestal.

Du témoignage à la tragédie

Le mot « terreur » en nous, spécialistes de la littérature, ne peut pas ne pas faire naître ce réflexe de penser à la poétique aristotélicienne. Susciter la terreur (et la pitié), nous purger de ces « affects redoutables pour la bonne marche de la politique démocratique »[22], n’est-ce pas le propre de la tragédie ? Le roman peut se lire comme modernisation d’un noyau tragique puisque le protagoniste victime de son hybris (et l’on retrouve dans ce personnage et la terreur qu’il incarne et la pitié qui malheureusement  l’envahit et le terrasse). Ici il s’agirait de purger la pitié mais non la terreur. Or, on peut se demander si aujourd’hui le même texte ne produit pas l’effet inverse.

Il est un passage troublant : celui sur la continuité terroriste, déjà cité, se déroule sur fond de théâtre, où s’est rendu Sroubov, président de la Goubtchékha. Relisons-le :

Le théâtre ce n’est pas seulement un orchestre, la rampe, la scène. Ce sont aussi les spectateurs (teatr eščë zriteli). Et quand l’orchestre est en retard, le rideau est encore baissé et les spectateurs n’ont rien à faire. Le public : des centaines d’yeux, des dizaines de jumelles, de faces-à-main qui examinent Sroubov. Où qu’il se tourne, il ne voit que des verres ronds étincelants et des yeux, des yeux, des yeux. Des faisceaux de lumières projetés par les lustres, les jumelles, les faces-à-main, les yeux et dont le point de mire est lui Sroubov. Dans l’orchestre, les loges, au balcon, un murmure à peine perceptible passe par vagues, comme une brise légère :

Président de la Goubtchékha

[…] Son cerveau fatigué réclame du repos, se bande comme un arc, décoche des pensées comme des flèches.

Les spectateurs gratuits du théâtre soviétique. Les employés soviétiques. Je vous connais. Avec vos vareuses anglaises usées, aux épaulettes soigneusement arrachées.

Au théâtre la scène se déplace dans le public et le chef de la Tchékha locale l’occupe tout entière : Sroubov se voit en protagoniste terrible mais piteux, méprisable et méprisé par tous, d’une tragédie revisitée par le naturalisme, défait par l’alcoolisme, la pitié et la paranoïa, et scruté par cette partie de la communauté qu’il est chargé d’éliminer, scandale qui, dans sa forme, n’est pas sans rappeler une autre scène célèbre de la littérature russe (Anna Karénine à l’Opéra). C’est comme si la communauté soviétique était invitée à venir voir la représentation de la tragédie terroriste qu’abrite de fait le roman : le personnage qui sombre dans la folie s’imagine (se sait) au centre de l’attention, scruté par les spectateurs terrorisés, comme de fait il l’est par les lecteurs. N’est-ce pas attirer notre attention sur le fait qu’il y a représentation ? C’est là que les analyses de N. Loraux sont intéressantes et il n’est pas innocent que Sroubov voit dans la salle des citoyens (Boulgakov dans son chef d’œuvre se moque de cet hybris du politique) et non simplement des êtres humains (les spectateurs sont apparemment soviétiques mais la folie de Sroubov les désigne comme antisoviétiques) : elles permettent de voir justement ce roman comme revisitation involontaire dans la modernité de l’œuvre tragique comme paradoxal retrait du politique, « résistance » à celui-ci, volonté de s’adresser à l’individu plus qu’au citoyen (au besoin, c’est-à-dire dans le cas de Zazoubrine/Zoubtsov contre les intentions de son auteur), de faire entendre les voix endeuillées, même si elles sont apparemment bel et bien chassées de l’œuvre littéraire.

En effet, dans Le Copeau, par exemple, Andreï Sroubov, qui se veut insensible à la pitié, va jusqu’à refuser de se révolter contre l’élimination de son père par son ami d’enfance, ou de se plaindre. Il prône l’omnipotence du politique, devant lequel s’efface tout autre lien, y compris celui de la famille, et tout autre discours. Il se veut dans un monde a-tragique. Or le lecteur d’aujourd’hui (au moins) récuse cet appel, pour ne pas se couper de l’humanité, de ce que Loraux appelle de « son nom tragique, la race des mortels »[23]. Cette plainte caractéristique du tragique est apparemment absente parce qu’il l’étouffe d’abord en lui-même. En refusant d’écouter la douleur d’autrui puis au nom du politique, en étouffant cette voix qui est celle en lui de l’humanité même, le personnage renforce justement cette interprétation anti-politique quand l’auteur, lui, entendait faire de son roman l’héritier de la tragédie plongée dans la cité. En l’étouffant, en la refoulant, au nom d’un idéal sans doute très viriliste, il renforce sa charge émotionnelle.

Il n’en va pas exactement de même avec le roman de Savinkov, Le Cheval blême. La parole de Georges est mortifère. Elle suinte le nihilisme et témoigne d’une incapacité totale à ressentir le vide habituel de la mort, sous prétexte du vide que serait le monde lui-même, de son manque de consistance. Je ne sais trop d’ailleurs ce qu’il en est du commerce exact de Camus avec Savinkov, mais il y a, malgré des différences indéniables, de l’étranger dans Georges et sa saisie phénoménologique du monde. Tout — ou presque (il faut mettre de côté Hélène et le terrorisme qu’il croit aimer) — l’indiffère. Et là encore, le roman qui s’empare de l’héritage tragique, résonne avec ce que dit Loraux de l’oratorio dans la tragédie grecque, alors même que la plainte, nous l’avons vu, est bannie du roman qui s’empare du noyau tragique : « Dans l’oratorio, ce n’est certes pas une raison d’espérer que nous trouverons, mais une méditation sur les apories d’un monde où l’histoire s’agite convulsivement »[24].

Retour au témoignage

C’est à vous, lecteurs, de voir. Le lecteur du témoignage est pris à témoin. Claude Romano explicite très bien la mécanique du témoignage : le lecteur devient témoin du témoin, lui aussi par sa réception atteste qui il est : il s’agit de « partager une expérience » et « tenter de la comprendre » « m<ettre> à jour un sensus communis éthique »[25]. Le témoin selon Romano « ne témoigne pas seulement de… mais aussi en faveur de… » et « comprendre le témoin, c’est non seulement (de) croire à des faits, mais aussi (de) comprendre autrui »[26]. Avec lui, il est difficile d’être en phase avec les analyses de Nussbaum. Plutôt avec Jouve[27]. La littérature tient en quelque sorte ce discours : voici ce qu’est le terrorisme, ou plus exactement voici ce que sont différentes figures de terroristes et le roman insiste sur le terrorisme incarné dans différents personnages. Les nombreuses figures mais aussi les différentes écritures de Savinkov, son pseudonyme, le déplacement de la chronologie qui vient se placer  dans la période où le parti S.R. tergiverse sur la légitimité et l’opportunité de l’emploi de la terreur comme outil politique, tout cela met en lumière le désarroi du révolutionnaire qui va scandaliser ses collègues en révolution, sans doute parce qu’il ne sait que penser de la valeur de ses actes et tente de se saisir lui-même en se projetant dans l’écriture romanesque. Ce n’est pas un modèle ou un contre-modèle que ses œuvres romanesques exhibent mais une aporie saisie, contradiction entre fin et moyen, entre volonté et impuissance, entre exaltation et scepticisme. Dans le roman, l’homme se déchire. Et c’est l’impossible résolution de l’aporie qui fait durer l’œuvre. Reste à savoir si avec Le Copeau, l’absence totale d’humanité (le rejet de tout humanisme quand bien même il ne serait qu’auto-illusion)  ne dissout pas le caractère aporétique et donc esthétique de l’œuvre – roman alors réellement insupportable, pourrait-on dire en déplaçant la réflexion de J.-P. Morel, insupportable car le lisant je n’y ai pas ma place : en tant qu’individu, je me vois contesté par l’intrigue même du roman.

Autrement dit, le roman de Savinkov s’offre comme scandale : non tant les conséquences sociales auxquelles le scandale est trop souvent réduit que l’inévitable écart sur la route toute tracée, ce désarroi déjà évoqué. Trébuchant, l’homme perd son équilibre. Il pose question. Il semblerait en revanche qu’avec Zazoubrine le plaisir immoral dont parle Jouve soit extrêmement difficile :

s’immerger, le temps de la lecture, dans la peau d’un personnage « immoral » fait partie des plaisirs de la littérature et, plus généralement, de l’imaginaire ; les « mauvaises fréquentations » sont précisément celles qui ouvrent l’horizon en nous arrachant au confort d’un univers de valeurs trop souvent perçu comme naturel ; qu’elle séduise ou qu’elle dérange, l’inquiétante étrangeté qui se dégage de certains textes a de toute façon l’avantage de « réserv[er] contre toute ignorance la subjectivité seigneuriale de l’homme[28].

Il ne s’agit plus ici du mal, mais de l’humanité – du moins d’une humanité, qui a coupé les ponts avec l’humanisme antique et chrétien, d’une humanité radicalement différente de celle du lecteur, et qui devrait être inaccessible à la pitié – comme à la terreur d’ailleurs. Le roman de Zoubtsov va plus loin que ne le fait Le Troisième Homme, dans lequel Harry tout comme avant lui Raskolnikov, restent, après la mort de Dieu, dans le dilemme Bien-Mal. Harry m’invite au frisson immoral que contrebalance son double bien ordinaire, le pauvre Holly Martins. Avec Le Copeau, la morale est délégitimée, la terreur scientifiquement justifiée et tout homme peut être annihilé avec raison. Ainsi la Terreur engloutit-elle ceux-là mêmes qui l’ont servie. On retrouve ici l’un des leitmotive de la Révolution : Kronos. Or cette figure de Kronos, indissociable du chaos préolympien, vient étouffer toute velléité de héros stables, lumineux, incontestables, panthéonisés. Ainsi Robespierre en France. Je l’ai dit : Boris Savinkov accorde par ses Mémoires à ses frères terroristes qui se sont sacrifiés un « tombeau lumineux  dans le monument aux morts […] de la révolution »[29] qu’on peut retrouver dans Le Cheval blême. Mais dans le monde de Zoubtsov, contrairement à ce qu’il souhaite de toute évidence, l’anéantissement de la morale prérévolutionnaire ne débouche sur aucune forme d’éternité (politique, laïque) et le livre n’acquiert pas la dimension sépulcrale terroriste, chargée de témoigner des valeurs (politiques). En effet le héros selon le mot de Sofsky « accomplit l’acte le plus élevé de la morale, le sacrifice de soi… L’instant de sa mort est celui où s’allume l’éclair de la vie éternelle »[30]. Or, la mort (dans la folie) du président de la Goubtchékha est piteuse, la pratique terroriste dans laquelle il s’échine, dans le sillage des SR, à voir un don sacrificiel, n’est pas perçue comme telle, ne serait-ce que parce que la narration ne donne que la perception déjà paranoïaque du personnage central qui ne voit que des ennemis politiques rassemblés au théâtre. En se focalisant sur le travail, qui affirme s’être débarrassé des oripeaux du mythe héroïque et se veut scientifique, de l’extermination (l’assainissement, l’équarrissage) terroriste (quand le SR, qui désire la mort soudaine, inopinée, immédiate de son adversaire qui est condamné à subir, se voulait à la fois sélectif dans la cible et moral dans l’acceptation du châtiment capital qui découle de l’acte terroriste),  on peut se demander si le roman ne se débarrasse pas de tout lien social tant dans le récit (la prétendue guerre d’extermination est un « fait antisocial sui generis »[31] qui rend la cité impossible) que dans la lecture. Faute de repère, plongé par la focalisation naturaliste dans ce qui relève des « basses œuvres » à cacher, le lecteur ne peut ou ne veut répondre à la prise à témoin dont il est l’objet. Le témoignage ne tremble plus comme chez Savinkov. Le livre, appelé à la barre de la vérité historique, s’effondre de lui-même. Le témoignage échappe au témoin et est réinterprété, renversé.

Peut-être parce que son obsession de dépouiller l’homme de l’humanisme aux racines judéo-chrétiennes et grecques fait scandale.

Conclusion : de la fragilité de l’homme

Les personnages du Copeau se caractérisent par leur inhumanité, involontaire conséquence de leur  volonté de dépasser les bornes de l’humanisme, et ce qui semble en jeu dans les trois œuvres, c’est la fragilité humaine (c’est pourquoi je m’obstine à parler du titre russe original, quand la traduction française attire les regards sur l’institution de la terreur et sur son incarnation dans un être humain). L’animalité de l’homme rappelée par un réseau d’images rompt avec le statut dérogatoire post arche de Noé que rappelle Sofsky : Dieu autorise l’homme à tuer tout animal mais non son semblable[32]. Sroubov, contrairement aux personnages de Savinkov (Georges excepté), lui, a reçu le permis de tuer ceux qui ne sont pas ses semblables, puisque le politique dessine une frontière hermétique entre eux, ni des créatures à l’image de Dieu en qui il voit une simple superstition. L’homme n’est que viande et l’homme vertueux méconnaîtrait la sensiblerie qui voit dans l’homme un être essentiellement différent des autres animaux.

Il est étonnant de voir à quel point la maladie est présente dans ces œuvres. Les terroristes souffrent plus que les autres, semble-t-il, du mal de la fin de siècle : les nerfs. Baynac insiste sur le fait que, somme toute, peu de terroristes réels finiront dans un asile, ce qui semble le destin d’Andreï Sroubov, mais il oublie au moins un cas, celui de Dora Brillant, ne mentionnant que Doulebov. Le littéraire grossit donc un trait existant, l’estimant révélateur. L’homme est malade, car il sort de lui-même : ce personnage du forcené relève-t-il de l’hybris ou de l’accouchement ?

La fragilité de l’homme se lit ainsi dans la thématique romanesque du double, où l’influence dostoïevskienne s’affirme comme point commun entre les deux auteurs. Je l’ai évoqué chez Savinkov : « le thème du double – du dédoublement entre Savinkov et Ropschine, entre le terroriste et l’écrivain, entre Georges et Vania, entre la haine et l’amour – est profondément dostoïevskien »[33]. Une autre figure interroge la complexité et la labilité de l’individu : le traître, ou le mouchard, qui relève d’une longue tradition de retournement entre SR et Okhrana (voir l’épisode Thikomirov en 1887)[34], mais aussi sous le bolchevisme entre le bolchevik et le contre-révolutionnaire qui se cache sous les traits du révolutionnaire. Le terrorisme est à double face, comme le prouvent Azef mais aussi Zoubtsov lui-même qui aurait été un agent bolchevik infiltré dans l’Okhrana. Et l’homme Savinkov terminera le roman de sa vie happé par un agent double qui l’attire en URSS en lui faisant croire qu’une opposition SR le souhaite pour chef.

Avec Le Copeau, la déchirure, niée, se mue en effondrement : Andreï Sroubov s’écroule sous la terreur qu’il déclare assumer mais qui le mine. Récusant la pitié au nom de l’idéologie et de sa charge sociale, il devient pitoyable et il serait intéressant de voir ce que pensent les lecteurs de ce personnage qui aurait dû participer à la construction du mythe de l’homme en veste de cuir (version soviétique des incorruptibles). Ses derniers mots sont le pronom personnel de la première personne répété trois fois, tournant à vide. Difficile de ne pas le mettre en rapport avec cette victoire du nous prophétisée par la dystopie de Zamiatine.

Le propre du terrorisme d’Etat, à savoir la désacralisation radicale de la mort (et non de telle mort) et la négation de la valeur de l’individu (et non de tel individu), est insupportable, davantage bien sûr aujourd’hui qu’en 1923, où cette nouvelle morale en élaboration (est bon ce qui est bon pour la Révolution) convainc bien des Russes[35]. Il n’est donc pas question d’une différence quantitative avec Savinkov, mais de la débâcle d’un univers de croyance. Comme le disait Loraux au sujet de l’adaptation des Troyennes de 1965 qu’elle voit différemment en 1998 : « nous ne croyons plus, comme Sartre, que l’avènement des régimes post-colonialistes puisse produire un homme nouveau ». Et elle poursuit sa phrase « et pour cette raison entre autres, nous ne demandons plus à la tragédie d’être une arme de lutte »[36]. Ou nous retrouvons que le roman (le témoignage, l’arme) se retourne contre ce que pense celui qui le manipule.

L’homme déshumanisé ? On note là une des apories du livre qui affirme la non-spécificité de l’homme mais qui perpétue une tradition mythique où c’est l’ennemi qui est déshumanisé. Sroubov n’est jamais rabaissé au statut d’animal. Mais il devient fou, littéralement forcené : il sort de lui-même et de l’humanité. N’y a-t-il pas là une sorte de mimétisme de l’inhumanité qui fonctionne comme la chasse à l’homme (en refusant l’humanité d’autrui, je me la retire) ? Il rejoint le célèbre personnage de Cimourdain dans Quatre-Vingt Treize de Victor Hugo, même si la philosophie qui sous-tend les deux univers n’est pas la même (V. Hugo voit la Révolution et la Terreur comme l’expression de la nécessité) et même si le Français incarne une inhumanité angélique, quand le Russe en incarne une sombre :

Cimourdain, ce serait la dialectique en personne: l’apôtre désaffecté, la force de concentration et de réalisation de la pensée en action, la mise en œuvre de l’esprit universel en vue d’approprier l’humanité à elle-même. N’était que, dévoué par consentement à une caricature trop humaine de l’Esprit, Cimourdain n’est plus un homme. En lui, la pensée ne mord plus sur la réalité, la dialectique tourne au vide, le mouvement va tout droit : « Il avait la certitude aveugle de la flèche qui ne voit que le but et qui y va. En révolution rien de redoutable comme la ligne droite. Cimourdain allait devant lui, fatal ». (154) Privé une fois pour toutes de l’amour humain, Cimourdain a perdu le sens de toutes les médiations : à proprement parler, c’est un extrémiste »[37].


[1] Jacques Baynac, Les Socialistes-Révolutionnaires, Paris, Robert Laffont, p. 343.

[2] Valerian Pravdoukhine, « Un récit sur la révolution et l’individu » dans Zazoubrine, Le Tchékiste, traduit du russe par Wladimir Berelowitch, Paris, Christian Bourgois éditeur, p. 152.

[3] Baynac, op. cit., , p. 71.

[4] Baynac, op. cit., p. 184.

[5] La Politique de la Terreur. Essai sur la violence révolutionnaire (1789-1794), Paris, Fayard, 2000

[6] Zazoubrine, op. cit., p. 92-93 /Vladimir Zazubrin, Blednaja Pravda, Moskva, Russkaja Kniga, 1992, p. 35.

[7] Baynac, op. cit., p. 152-154.

[8] Zazoubrine, op.cit., p. 129.

[9] Zazoubrine, op.cit., p. 112.

[10] Zazoubrine, op. cit., p. 15.

[11] Baynac, op. cit., p. 353.

[12] Baynac, op. cit., p. 192

[13] Wolfgang Sofsky, L’Ere de l’épouvante, traduit par Robert Dubois, Paris, Gallimard, 2002, p. 16.

[14] Boris Savinkov Souvenirs d’un terroriste, traduit par R. Gayraud, Paris, Champ libre 1982, p. 119.

[15] Michel Niqueux, dans Savinkov, op. cit ., p.7.

[16] B. Savinkov, Le Cheval blême, op. cit., p. 114.

[17] Ibid., p. 126-127.

[18] Gérard Genette, Fiction et Diction, Paris, Seuil, 1991.

[19] B. Savinkov, Le Cheval blême, op. cit., p. 59.

[20] Ibid., p. 39.

[21] Niqueux dans Savinkov, op. cit., 14-15.

[22] Loraux, 129. N. Loraux reviendra néanmoins  sur cette thèse.

[23] N. Loraux 131.

[24] N. Loraux, 27.

[25] Cl. Romano, « A l’écoute du témoignage », dans F-C Gaudard, Réception et usage des témoignages, EUS, Toulouse, 2007, p. 24.

[26] Cl. Romano, art. cit., p. 36.

[27] J.-P. Jouve. Valeurs littéraires et valeurs morales : la critique éthique en question (https://f.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/1449/files/ 2014/03/LitVal_Jouve.pdf).

[28] Jouve (art.cit.) cite Lély à propos de Sade.

[29] Cf. supra, note n° 14.

[30] Sofsky, p. 16.

[31] Sofsky, p. 92.

[32] Sofsky, p. 10.

[33] Niqueux, art.cit., p. 22.

[34] Baynac, op. cit., p. 22.

[35] Voir Orlando Figes, Les Chuchoteurs. Vivre et survivre sous Staline, Paris, Denoël, 2009.

[36] Loraux, 26.

[37] Pierre Campion, « Raisons de la littérature. Quatre vingt-treize de Victor Hugo », Romantisme 2004/2 (n° 124), p. 103-114. DOI 10.3917/rom.124.0103). http://www.cairn.info/revue-romantisme-2004-2-page-103.htm

Professeur des universités à Université Toulouse 2 (Le Mirail) | Site Web

Pierre-Yves Boissau est professeur à l'Université Toulouse 2 (le Mirail) au sein du laboratoire Création, Recherche, Émergence en Arts, Textes, Images, Spectacles (LLA CREATIS). Ses cours portent notamment sur Cioran et la francophonie européenne dans son contexte, les mondes slaves et l'interculturalité, la littérature, la philosophie et l'histoire (écriture et révolution); et les adaptations cinématographiques.