Introduction : d’où parles-tu, camarade ?
Près de vingt ans après la chute du mur, qui marqua une sorte de victoire par forfait de la démocratie, il n’est pas inutile de relire l’Essai sur la révolution d’Hannah Arendt. Lorsque j’ai repris ma vieille édition de 1965, j’ai été frappé par l’austérité de la couverture, tout en rouge et noir : non pas, comme je le crus un instant, subtile allusion au conflit entre communisme et anarchisme, mais un arrière-plan pour ces phrases : « avec l’impasse dans laquelle nous plonge la puissance nucléaire, les révolutions sont devenues le principal facteur politique de notre temps. Les comprendre peut nous donner les moyens de comprendre l’avenir ». « Puissance nucléaire » évoquait clairement l’impasse de la guerre froide, et je pensais à l’époque que les révolutions étaient nécessairement anti-capitalistes. En relisant mon vieil exemplaire, j’ai eu honte de la naïveté et de l’arrogance – les deux, et ce n’est pas un hasard, vont souvent de pair – de mes notes marginales. Je décidai donc d’acquérir un nouvel exemplaire, dont la couverture me frappa à son tour : un poing fermé tiré d’une affiche de la « révolution » parisienne de mai 68. J’étais sur place à l’époque, et je me sentis donc en terrain connu. Je me rappelai alors une question souvent posée à l’époque : « d’où parles-tu, camarade ? ». L’idée étant que la classe sociale comptait finalement plus que l’action politique. Mais l’action de mai 68 a mis cette antienne à rude épreuve [1]. Ce qui ne surprit nullement Arendt. Dans ses « Pensées sur la politique et la révolution » (1970), elle rappelle la thèse de l’Essai sur la révolution : « cette génération a découvert ce que le dix-huitième siècle a appelé “le bonheur public” ». Voici son opinion, douce-amère et très arendtienne, sur ses chances de succès : « très faibles, à supposer même qu’elles existent. Et pourtant, peut-être – dans le sillage de la prochaine révolution » [2].
D’où est-ce que je parle ? Un Américain de la génération de la lutte pour les Droits Civiques, venu étudier à Paris, berceau de la révolution, mais avec le sentiment que la greffe n’avait pas vraiment pris. En 1967, une visite aux dissidents tchèques, qui allaient être des acteurs essentiels du printemps de Prague, m’avait sensibilisé à la rhétorique du totalitarisme. Les premiers meetings du mouvement de mai 68 furent une véritable révélation : voilà que ces maîtres ès jargon marxiste avaient brusquement appris l’anglais ! Mais l’anti-totalitarisme était alors le monopole de la droite (ce qui explique certaines de mes notes marginales : Arendt s’est toujours tenue à distance de la politique de parti). Je mis du temps à comprendre que le besoin de penser politiquement n’était pas la même chose qu’un positionnement politique. Découverte facilitée par la lecture de l’ouvrage de Gordon Wood, La Création de la république américaine [3]. Pour un Américain que ses espoirs avaient conduit dans le Paris révolutionnaire, et qui rêvait d’un marxisme pur, la révolution américaine n’était qu’un premier pas, seulement politique, sur la voie du triomphe social et socialiste. Ce qui explique d’autres de mes notes marginales obsolètes. Avec la critique du totalitarisme, l’interprétation dite républicaine de l’auto-institution américaine – qu’Arendt ignorait au moment d’écrire son livre – dessine donc le cadre de ma relecture de l’Essai sur la révolution [4].
Cet exercice pratique d’interprétation est motivé par le besoin de comprendre les problèmes politiques de notre temps. Pour voir en quoi Arendt peut nous aider à penser, je commence (1) par m’intéresser à « Ses problèmes, et les nôtres ». Qu’est-ce qui l’a conduit à écrire l’Essai sur la révolution ? Et quelles questions font que nous sommes, aujourd’hui, sensibles à sa pensée ? (2) Mais, lue de manière critique, Arendt nous apprend que ce qui semble être nos problèmes n’est peut-être que le résultat de jugements superficiels. Il faut donc retourner la question pour interroger « Nos problèmes, et les siens ». L’actualité des thèses d’Arendt vient de sa capacité à réactiver des catégories philosophiques qui recouvrent des intuitions profondément politiques. Le titre même The Human Condition [5] indique qu’il ne s’agit pas d’une enquête philosophique classique sur la « nature humaine ». (3) Arendt veut à la fois comprendre comment penser et comment penser des événements. En ce qui concerne la fondation américaine, l’Essai sur la révolution réalise la première partie de ce programme : penser ; mais je soutiendrai qu’il ne réussit pas à atteindre le second objectif : montrer l’événement dans son spécificité. « Repenser la révolution américaine aujourd’hui » impose de tenir compte des événements qui nourrissent un processsus politique démocratique, hier comme aujourd’hui [6].
1. Ses problèmes, et les nôtres
L’introduction de 1962 à l’Essai sur la révolution rappelle qu’après la seconde guerre mondiale, une relation particulière s’est nouée entre guerre et révolution. Puisque, à l’âge nucléaire, la guerre est devenue impossible, « ceux qui continuent de faire confiance à la politique de puissance, au sens traditionnel du terme, c’est-à-dire à la guerre (…) sont menacés de découvrir dans un avenir assez proche qu’ils se trouvent à la tête d’une entreprise sans but et de nature absolument anachronique » [7]. La seule justification possible d’une guerre, soutient Arendt, doit venir d’une révolution qui prétend servir la « cause de la liberté ». Mais une telle révolution, comme la guerre, devra alors recourir à la violence, qui est le domaine « anti-politique » des techniciens, et qui met en danger le destin même de cette liberté. Dilemme déjà bien connu du dix-septième siècle, qui, comme le souligne Arendt, a connu sa part de violence. C’est ce siècle qui a vu l’élaboration de la fiction de l’état de nature pré-politique, pour montrer que le règne du politique – espace de la liberté – ne naît pas de la simple existence commune. Le politique est créé ; il a un commencement, qui le distingue de la vie pré-politique, exactement comme la notion moderne de révolution cherche à signifier une rupture avec ce qui précède. Mais ce geste même est paradoxal. Rompre avec l’ancien pour fonder le nouveau, c’est dire que le nouveau n’a pas de légitimité propre ; sa seule fondation est le « crime » qui a mis à bas l’ordre ancien. C’est précisément sur cet écueil que la révolution française s’est échouée. Dans la version de Robespierre, il ne peut y avoir de vertu sans terreur, mais également pas de terreur sans vertu – un dilemme que l’institution rhétorique de la fête de l’Être suprême ne suffit pas à résoudre.
À première vue, la situation actuelle ne pourrait pas être plus différente ; le Mur est tombé, son autorité est renversée, son pouvoir anéanti. Mais il n’y a pas eu de geste révolutionnaire, le passé a sombré dans le néant avant que quiconque s’en avise [8]. Et on cherche en vain le nouvel ordre politique qui aurait dû apparaître. Une révolution sans révolutionnaires a dégagé un espace politique sans participants. Ce qu’aurait pu anticiper une philosophe qui cite abondamment Montesquieu. Elle aurait pu rappeler sa description du despotisme, dont le principe est la peur – une peur généralisée : peur de l’état, de ses concitoyens, de soi-même. Dans de telles conditions, la solidarité qu’exige la fondation d’une société politique ne peut pas apparaître. Mais le despotisme ne s’effondre pas au premier coup de vent ; la philosophie, même la philosophie politique, ne peut se substituer à la politique. Voilà pourquoi Arendt insiste sur l’importance de l’événement, et la nécessité de le penser d’une manière qui rend explicite sa particularité.
Comment peut-on alors prétendre que la démocratie a « gagné » la guerre froide ? L’introduction de Jonathan Schell [9] à la réédition de l’Essai sur la révolution propose une lecture provocatrice. Il s’appuie sur l’épilogue à la réédition de 1958 des Origines du totalitarisme, dans lequel Arendt réfléchit sur les conséquences de la révolution hongroise de 1956. Et il suggère que si elle n’a jamais republié cet essai, c’est parce qu’il marque une transition entre le pessimisme de son analyse froide et sans illusions de l’expérience totalitaire et l’optimisme de l’Essai sur la révolution. Et Schell voit une confirmation de l’intuition d’Arendt dans la vague des révolutions démocratiques (qu’il fait remonter à 1956, plutôt qu’aux transitions plus pacifiques qui ont eu lieu en Grèce, au Portugal et en Espagne, dans les années 1970). L’expérience hongroise serait ainsi le point de départ d’une longue série qui commence avec la Pologne de Solidarnosc, puis le renversement des dictatures militaires en Argentine et au Brésil, puis aux Philippines et en Corée du Sud, avant de retourner dans l’ancienne Union Soviétique et l’Afrique du Sud, pour culminer (provisoirement) avec la chute de Milosevic, la révolution rose en Géorgie et la révolution orange en Ukraine. Schell remarque que la plupart de ces événements étaient tournés vers le modèle américain plutôt que vers le modèle français ; et qu’ils « avaient pour but d’établir les conditions de la liberté, plutôt que de résoudre des problèmes sociaux ». En outre « tous étaient dans une très large mesure non violents (…) et qui plus est, ils ont, l’un après l’autre, justifié la nouvelle conception qu’Arendt a donné du pouvoir et de sa relation avec la violence » [10]. Certes, ils affichaient aussi « une nouvelle conception du social », sous la forme de la société civile (une catégorie qui rentre mal dans le cadre théorique arendtien) [11], ainsi qu’une préoccupation pour les résultats des urnes. Et pourtant, insiste Schell, les ressemblances dans « l’opposition à des régimes aussi différents que le gouvernement militaire de l’Europe du Sud, les dictatures de droite en Amérique du Sud, et le régime d’apartheid de l’Afrique du Sud (…) laissent penser qu’Arendt avait raison » de dire que les « signataires du pacte du Mayflower [12] » avaient découvert la grammaire et la syntaxe véritables de « toute action politique quelle qu’elle soit » [13].
Une thèse qui minimise ainsi ce que les événements ont d’unique est assurément discutable ; mais sa prémisse théorique permet de comprendre pourquoi les problèmes d’Arendt peuvent éclairer les nôtres. Elle souligne qu’il serait faux de dire simplement que le totalitarisme est le problème, et les conseils de travailleurs hongrois la solution. Au contraire, il s’agit plutôt de deux réponses possibles aux « problèmes de notre temps » [14]. Et Jonathan Schell suggère que ces problèmes sont toujours actuels, notamment à propos du « débat » pour savoir si « la vague de démocratisation arendtienne est achevée » [15]. À ses yeux, le danger naît de la politique américaine actuelle qui prétend « démocratiser de force les pays étrangers » [16]. Cette politique fait d’abord songer à une thèse avancée par Arendt dans Les Origines du totalitarisme : l’impérialisme est un des problèmes du monde moderne auquel le totalitarisme est une « tentative de réponse délirante ». Mais cette politique est également l’occasion de rappeler qu’Arendt s’est opposée à la guerre du Viêtnam. Jonathan Schell tire de son interprétation l’espoir que l’inversion de la relation entre pouvoir et violence dans la vague des révolutions démocratiques annonce l’inversion des relations entre petites et grandes puissances [17]. Mais n’est-ce pas revenir à une opposition simpliste, rejetée par Arendt, entre une mauvaise situation et son renversement par une bonne solution ? N’est-ce pas oublier ces « problèmes de notre temps », invoqués par Arendt, et qui sont politiques plus que philosophiques ? Il ne suffit pas de constater que « les États-Unis, en menant une guerre contre la terreur, perdent de vue de leurs idéaux fondateurs » [18]. Pour comprendre ce que sont les « idéaux » américains, il faut regarder la politique qui est menée.
2. Nos problèmes et les siens
La « vague des révolutions démocratiques » qu’évoque Jonathan Schell est parfois comparée à la « révolution des droits de l’homme ». L’action menée par certains dissidents de l’ancien bloc soviétique a trouvé un cadre politique avec le troisième volet des Accords d’Helsinki de 1975 (que les Soviétiques [19] considéraient comme une victoire de la realpolitik qu’ils avaient mise en œuvre en écrasant le printemps de Prague). Ce troisième volet a en effet rendu publique et audible l’exigence d’une défense des droits de l’homme. Hannah Arendt n’était plus en vie, mais les arguments qu’elle avait proposés dans son essai « la Désobéissance civile », écrit au plus fort des protestations contre la guerre du Viêtnam, permettent d’expliquer comment et pourquoi l’affirmation des droits individuels en est venue à revêtir une telle signification politique [20]. Elle commence par dissiper un premier malentendu très répandu, qui voudrait que celui qui pratique la désobéissance civile ne soit pas un criminel parce qu’il agit au grand jour, et accepte les conséquences de ses actes, comme Thoreau ou Gandhi. Ce qui est plus important, souligne-t-elle, c’est qu’agir publiquement signifie en appeler aux autres, quand bien même le motif de l’acte résiderait dans l’intimité d’une conscience individuelle. Et une action qui en appelle aux autres présuppose l’existence d’un terrain d’entente mutuel qui peut s’achever en action collective. Même si cela pourrait permettre d’expliquer la « vague des révolutions démocratiques », leur succès dépendait également du fait que l’autorité affaiblie des dirigeants ne leur permettait pas d’étouffer dans l’œuf, par la violence, la nouvelle politique (comme dans le cas du coup d’État polonais de décembre 1981).
En fait, ce qui s’est passé, semble-t-il, n’a pas vraiment été prévu par Arendt (parce qu’elle avait interprété la désobéissance civile comme la renaissance d’un « esprit des lois spécifiquement américain » [21]) : la demande de droits de l’homme formulée par les dissidents a acquis une autorité qui a dépassé les frontières nationales. C’était tout particulièrement vrai après la chute du mur : ni la géopolitique ni des espoirs gauchistes de Troisième Voie ne permettaient plus de justifier, même approximativement, un déni de droits. Mais, alors que les dissidents qui luttaient pour les droits de l’homme mettaient au défi ce qui restait de la notion traditionnelle de souveraineté nationale (« westphalienne ») dont dépendait l’ancien ordre politique, leurs alliés occidentaux échouèrent à développer une théorie capable d’expliciter la nouvelle politique des droits de l’homme. C’est une des raisons pour lesquelles il y a eu une intervention dans les Balkans, mais pas au Rwanda, par exemple. Cette absence de réflexion politique est précisément le résultat de cette mauvaise interprétation critiquée par Arendt dans « De la Désobéissance civile » : un individualisme libéral dont l’appel aux droits ignore leur fondation politique.
Ce sont les conséquences actuelles de cette négligence qu’a récemment soulignées Orlando Patterson [22]. Sous le titre « Le Don de Dieu ? », Patterson remarque que les Américains en général, et les idéologues du régime néo-conservateur actuel en particulier, supposent que tout un chacun aspire à une liberté qui n’exige que l’abolition de l’oppression. « Aussitôt séduit par cet argument, le président Bush s’est transformé en écolier attardé qui vient de découvrir John Locke, le fondateur du libéralisme au dix-septième siècle ». Dans son second discours inaugural, M. Bush confesse « une entière confiance dans le triomphe final de la liberté (…) parce que la liberté est un espoir constitutif de l’humanité, le désir qui naît dans les lieux sombres, l’aspiration de l’âme ». Le président a également affirmé devant un auditoire arabo-américain : « quelle que soit votre foi, la liberté est le don de Dieu pour chaque personne de cette nation ». Et il en tire les conséquences dans un autre discours qui établit l’agenda néoconservateur : « nous croyons que la liberté peut améliorer et changer les vies au Moyen Orient ». Ce n’est pas trahir Arendt que d’affirmer que cette absence de pensée – cette incapacité à comprendre que la politique est fondée sur le pluralisme et qu’elle est le résultat de l’action entreprise par les participants – est le « problème de notre temps ». À tout le moins, le dogmatisme de ce libéralisme optimiste aide à comprendre cette politique américaine de démocratisation par la force des pays étrangers, critiquée si justement par Jonathan Schell.
Mais le libéral qui ne pense pas – ou son cousin néoconservateur – a un allié : le « faucon libéral » qui pense trop [23]. Formellement située sur la gauche du spectre politique, cette espèce anti-politique en est venu à penser que le cauchemar du totalitarisme n’est pas un simple accident sur le chemin riant de l’Histoire vers les lendemains qui chantent : avec son enthousiasme coutumier, elle a pris en marche le train de la politique des droits de l’homme [24]. Après avoir défié la gauche orthodoxe et les partisans pragmatiques de la Realpolitik, ces moralistes ne se sont pas laissés prendre aux plates sensibleries du libéralisme américain ; ils étaient sûrs de pouvoir conserver leur indépendance (et du même coup, leur influence) tout en soutenant à distance la croisade néoconservatrice [25]. Leur erreur est désormais patente – ou en tout cas, elle devrait l’être – même si certains s’agrippent à leurs convictions, en accusant Bush, ou des exécutants maladroits, du bourbier iraquien : un peu comme ces compagnons de route qui accusaient jadis le « culte de la personnalité » et la « bureaucratie ». Mais ne jetons pas le bébé des droits de l’homme avec l’eau du bain libéral. Beaucoup de critiques de la guerre, qui n’étaient pas des faucons, espéraient que le rapport récent de la commission indépendante Baker-Hamilton permettrait à l’administration d’ouvrir une voie multi-latérale, qui permettrait de corriger son volontarisme en Irak. Mais même si le Président avait accepté le rapport – ce qui n’a pas été le cas -, on pourrait toujours se demander si le retour au « réalisme » préconisé par les Sages est une politique à appeler de nos vœux [26]. N’est-ce pas après tout ce même réalisme (et ces mêmes Sages) qui a conduit l’Ouest à ignorer les dissidents politiques, à sacrifier les droits de l’homme, tout en pratiquant une technique qualifiée d’« anti-politique » par Arendt, parce qu’elle se fonde sur la violence plutôt que sur la persuasion [27] ? Les faucons libéraux ne détiennent pas la clé des « problèmes de l’époque », mais ils ont le mérite de poser la question ; eux aussi aspirent à renouveler les idéaux fondateurs de la démocratie, même s’ils ont choisi les mauvais alliés.
Dans ce contexte, l’essai d’Arendt sur la désobéissance civile revêt une pertinence qui ne se réduit pas aux ressemblances entre la guerre du Viêtnam (qui était sa référence) et le problème irakien. Cet essai rappelle plutôt la réponse de Benjamin Franklin à une spectatrice, alors qu’il quittait la convention de Philadelphie : « Qu’avez-vous fait ?, demanda-t-elle ». « Une république, si toutefois vous pouvez la garder » fut la réponse lapidaire qui annonçait un thème essentiel de l’histoire américaine. La désobéissance civile, insiste Arendt, ne devient nécessaire que lorsque la mise en cause de l’autorité du gouvernement débouche sur « une crise constitutionnelle majeure » [28]. Ce qui fait une crise de l’autorité, c’est à la fois le fait que le gouvernement outrepasse ses pouvoirs constitutionnels et que le peuple refuse de « reconnaître le consensus universalis » qui fonde l’accord tacite qui unit les différents courants de la république. Arendt avait dénoncé ailleurs les excès du gouvernement [29] ; elle souligne ici l’affaiblissement de ces associations volontaires dont Tocqueville avait remarqué le rôle fondateur dans une démocratie. La désobéissance civile est « la dernière forme d’association volontaire » ; c’est une forme d’action « qui s’accorde avec les plus vieilles traditions du pays » [30]. Ces traditions forment le socle d’un consensus moral ; en tant que telles, elles sont profondément politiques. Tout comme dans le cas mentionné plus haut du paradoxe révolutionnaire, alors que la loi ne peut évidemment pas ménager de place pour la violation de la loi, le fait que l’action des dissidents réussisse à changer « très profondément » l’opinion de la majorité suggère à Arendt que ces actions s’accordent avec l’« esprit » de la loi américaine. Mais l’esprit doit réussir à se faire lettre. La Cour Suprême avait refusé d’intervenir dans le cours de la guerre, au motif qu’une « question politique » relève d’autres branches du gouvernement. Ce qui ne semble laisser qu’une option possible : un amendement constitutionnel qui dépasse les garanties purement libérales du Premier Amendement pour actualiser la politique dont elle venait de décrire l’« esprit » [31].
Le lecteur de l’Essai sur la révolution reconnaîtra dans les propositions constitutionnelles d’Arendt des thèmes défendus par Jefferson, avec son idée de « système d’élections locales (ward system) » qui permettrait de préserver l’esprit du « bonheur public » expérimenté au cours de la révolution américaine. Tout en soulignant que la désobéissance civile est « pour l’essentiel » une tradition américaine, Arendt semble confirmer l’intuition de Jonathan Schell lorsqu’elle ajoute qu’elle tire sa nécessité d’un danger qui « a transformé l’association volontaire en désobéissance civile, et la dissidence en résistance (…). [Cette menace] existe à présent – et depuis un certain temps – dans plusieurs parties du monde… » [32]. Ces « parties du monde » ne participent pas de cet « esprit » américain, mais la thèse trouve ici une portée plus large, à la fois ontologique, historique et fondée sur la théorie politique. La philosophe de La Condition de l’homme moderne souligne la capacité ontologique de l’homme à promettre ; le penseur politique de l’Essai sur la révolution rappelle l’expérience historique née du pacte du Mayflower et incarnée dans les communes de la Nouvelle-Angleterre ; alors que le théoricien politique souligne l’idée lockienne que la société est liée par des contrats avant de constituer un gouvernement [33]. La conception lockienne est la justification fondamentale de la désobéissance civile, parce qu’elle implique que c’est le gouvernement qui viole le contrat ; c’est donc la société liée par le contrat (non pas un individu dissident mais plutôt la puissance politique constituée par l’action commune des individus) qui doit se réaffirmer en face de cet abus. L’argument, toutefois, est seulement normatif ; il néglige l’élément dynamique de la démocratie – ce qui n’était pas, il est vrai, la préoccupation pourtant simplement libérale de Locke.
Quoi que nous puissions penser des solutions proposées par Arendt, ses problèmes sont clairement les nôtres également. La liste des méfaits du gouvernement de la période du Viêtnam rend un son familier : une guerre illégale et immorale accompagnée d’outrepassements de l’exécutif, de mensonges réguliers à l’opinion publique, de restrictions des libertés garanties par le premier amendement, et un gouvernement qui oublie que la traduction correcte du slogan e pluribus unam n’est pas union sacrée [34]. Pourquoi ne voyons-nous donc rien qui ressemble aux formes de désobéissance civile qu’Arendt a pu soutenir en son temps ? Peut-être, comme elle le suggère parfois, la pluralité d’opinions divergentes est-elle devenue un engagement idéologique qui remplace la liberté d’opinion, et substitue au débat politique une certitude idéologique – en l’occurrence, l’idée que la « démocratie » permet de résoudre les « problèmes de notre temps » [35]. Mais ailleurs, après avoir admis, un peu à contre-cœur, que tout le monde n’a pas besoin de participer ni même de se sentir concerné par les affaires publiques, elle évoque l’espoir qu’un processus de sélection dégagerait une « véritable élite politique dans un pays » qui pourrait produire « un nouveau concept d’état. Un état-conseil… » [36]. Son optimisme ne semble s’atténuer que dans sa dernière conférence publique, « Retour de bâton », lorsqu’elle décrit une série de désastres en politique intérieure et extérieure, aboutissant au « déclin rapide de la puissance politique des États-Unis (…). Cela aussi est presque sans précédent » [37]. « Les institutions américaines qui préservent la liberté, fondées il y a deux cents ans, ont survécu plus longtemps que tout autre titre de gloire comparable dans l’histoire » [38]. Refusant d’en appeler aux vérités de la philosophia perennis [39], elle n’abandonne pas l’esprit de la liberté. « Alors même que nous émergeons de sous les décombres des événements survenus ces dernières années » conclue-t-elle, « n’oublions pas ces années d’aberration si nous ne voulons pas devenir totalement indignes des glorieux commencements d’il y a deux cents ans. Quand les faits nous reviennent à la figure, tentons au moins de bien les accueillir. Essayons de ne pas fuir dans des utopies - images, théories ou pures et simples folies. Ce fut la grandeur de cette République que de bien prendre en compte pour la liberté ce qu’il ya de meilleur en l’homme, et de pire » [40].
Finalement, tout en essayant d’éviter les écueils de l’ontologie et de ses corrélats historiques [41] - en insistant sur la variété de la « condition humaine » - il y a quelque chose de troublant dans ce retour constant d’Arendt à l’« esprit » de la fondation américaine. Les « faits », auxquels elle accorde pourtant une si haute importance, ne jouent qu’un rôle secondaire dans l’Essai sur la révolution. Il en devient difficile de savoir pourquoi les Américains ont, ou n’ont pas, rempli le défi lancé par Franklin – « une république, si toutefois vous pouvez la garder ». Sont-ils devenus les victimes de l’anti-politique des politiciens de parti, comme elle le suggère parfois ? Ont-ils, comme elle semble souvent le redouter, adopté le souci des révolutionnaires français pour la question sociale ? Y a-t-il plutôt, comme je voudrais le suggérer, quelque chose dans la nature même de la démocratie qui la menace constamment de l’intérieur en même temps qu’elle renforce le pouvoir de l’entité politique démocratique et de chacun des citoyens. Les « problèmes de notre temps » ne sont pas définis par une conjoncture historique particulière ; ils appartiennent à une époque dont la caractéristique essentielle est que le défi de maintenir une démocratie républicaine s’accompagne de la menace de son inversion anti-politique. Reconnaître les deux aspects de ce défi est un pas vers la reconnaissance de ces « idéaux » dont Jonathan Schell redoute la perte.
3. Repenser la révolution américaine aujourd’hui
Même si Arendt semble rejeter la philosophie [42], son insistance sur la capacité proprement humaine à contracter, à promettre, à échanger des opinions avec une pluralité de participants à la vie publique paraît bien fondée sur des prémisses profondément enracinées dans ce qu’elle appelle « la condition humaine ». Certes, elle ne décrit pas le monde depuis le point de vue d’un sujet monadique ; la pluralité, la publicité et le concept crucial d’action sont les garanties d’une dynamique qui rend les êtres humains capables de constituer ensemble un type de pouvoir clairement distinct de la force brute de la nature aveugle. Mais comment cette capacité à produire des événements singuliers, qui sont la matière de la pensée politique, trouve-t-il son ancrage historique particulier ? Dans le cas américain, un moment originaire [43], le pacte du Mayflower, détermine cette « condition » dont émerge l’« esprit » qui réapparaît dans les municipalités de Nouvelle-Angleterre, dans la Révolution, dans la forme de vie associative du dix-neuvième siècle, décrite par Tocqueville, et au vingtième siècle, dans les actions de désobéissance civile – avant de trouver une nouvelle vie, selon Jonathan Schell, dans la « vague de révolutions démocratiques ». Plus ça change, plus c’est la même chose. Mais : tant mieux !. J’aime assez cette façon de voir. Mais je ne suis pas sûr qu’elle aide à comprendre soit la révolution américaine soit la manière dont l’expérience historique éclaire les problèmes politiques contemporains.
Il serait bien sûr très injuste de réduire l’analyse d’Arendt à un souci pour quelque chose d’aussi vague qu’un esprit révolutionnaire. Un fil important dans son analyse se trouve dans l’idée que « la grande innovation des Américains dans le domaine politique en tant que tel fut l’abolition uniforme de l’autorité à l’intérieur du corps politique de la république, l’intuition que dans le domaine des affaires humaines, souveraineté et tyrannie sont une seule et même chose » [44]. Cette question de la souveraineté, qui a joué un rôle essentiel à chaque étape du mouvement révolutionnaire, peut également servir à penser les conséquences d’un événement qui marque le point culminant de ce mouvement : ce que ses contemporains ont baptisé la « révolution de 1800 », qui a porté au pouvoir les républicains menés par Thomas Jefferson (même si le système des élections locales, évoqué par Arendt, n’a pas été discuté lors de la campagne). En retour, réfléchir sur cet événement peut nous aider à éclairer ce que Arendt avait en vue en parlant des « problèmes de notre époque ». Cela permet enfin de comprendre pourquoi ses problèmes peuvent éclairer les nôtres, tout comme les nôtres révèlent sa manière particulière de penser la politique.
On peut considérer que la révolution américaine s’est déroulée en trois temps. D’abord, de 1763 à 1776, s’est posée la question de la souveraineté. Après la victoire anglaise dans la guerre de sept ans – que les Américains ont naïvement appelée la « guerre franco-indienne » – les colons n’ont plus eu besoin de la protection de la mère patrie ; mais la Grande Bretagne devait réorganiser les relations entre les différentes parties de son empire élargi et payer les dettes occasionnées. D’où une série de mesures que les colons ont vécues comme un empiètement sur leurs droits et leurs libertés. Souvent résumée par la phrase lapidaire « pas de taxation sans représentation », la vague de pamphlets produite à ce moment commença par des tentatives de conciliation, inexorablement vouées, semble-t-il, à formuler ce que Tom Paine exprimait simplement sous la modalité du « sens commun » [45]. Avec le recul, c’est un argument théorique couplé à l’expérience pratique qui fit que la rupture sembla s’imposer. Sur le plan théorique, John Dickinson a montré que l’existence de gouvernements autonomes locaux au sein de l’empire impliquaient un imperium in imperio, ce qui était une contradiction dans les termes, politiquement parlant. Argument logique de poids, puisque des expériences pratiques d’auto-gouvernement, comme le refus de la loi sur le timbre (Stamp Act) ou les actions de non-importation de la part des colonies avaient montré que les Américains n’avait pas besoin du blanc-seing de la Grande-Bretagne pour mener leurs affaires. Ainsi naquit l’esprit révolutionnaire, en théorie et en pratique.
Restait cependant, dans un deuxième temps, à valider l’indépendance désormais proclamée. La guerre commença mal ; au cours du terrible hiver 1776, à Valley Forge, le général Washington ordonna que le nouveau pamphlet de Tom Paine, La Crise américaine, soit lu aux hommes. « Voici venu, pour l’âme des hommes, le temps des épreuves » écrivait Paine, qui dénonçait « le soldat d’été et le patriote de beau temps ». Les événements politiques ne surviennent pas simplement ; les individus y participent pleinement lorsqu’ils exercent leur jugement [46]. L’armée tint bon ; l’aide française commença à arriver. Il restait aux Américains à se doter de nouvelles institutions. Comme durant la première phase de la révolution, la réflexion théorique s’articula à l’expérience pratique. La théorie se trouve formulée exemplairement par les travaux de John Adams, principal auteur de la constitution du Massachusetts, qu’Arendt invoque fréquemment. Elle insiste à juste titre sur ce qu’il doit aux modèles constitutionnels de Montesquieu, mais c’est surtout son insistance sur le fait que le gouvernement doit être une « représentation en miniature » de la population qui devait devenir cruciale pour la compréhension que l’Amérique allait développer d’elle-même. Les conséquences radicales des propositions d’Adams furent tirées exemplairement par le nouvel état de Pennsylvanie. Pour des raisons contextuelles [47], sa constitution démocrate radicale prévoyait des élections fréquentes, un exécutif faible, une revue périodique de toutes les lois par un conseil de censeurs, ainsi que d’autres mesures populaires. S’approchant d’une démocratie directe, une telle constitution donnait aussi la recette de l’instabilité politique. Le modèle pennsylvanien était plus radical, mais ces deux constitutions montraient que la conception de la souveraineté pour laquelle les Américains s’étaient battu était celle d’une démocratie où le peuple est un participant à part entière. Une fois la paix restaurée (en 1783), la souveraineté ainsi conquise ne put faire face aux problèmes économiques de l’après-guerre, aggravés par des rivalités entre les états, qui bloquaient le fonctionnement d’un gouvernement confédéré trop lâche. La conception de la souveraineté pour laquelle ils s’étaient battus devait être révisée [48].
Une nouvelle étape dans la pensée et la pratique politiques américaines fut atteinte non seulement avec la création constitutionnelle de 1787, mais également avec le processus de sa ratification par le peuple. Comme Arendt le reconnaît, la lettre des institutions devait être articulée de manière à préserver (ou renouveler) son esprit originel. La nouvelle conception caractéristique de cette étape est bien représentée par les Federalist Papers, qui sont tout à la fois un acte politique (au sein du processus de ratification), et une réflexion théorique. Deux arguments sont particulièrement importants ; et leur relation doit être bien comprise. Le premier argument se trouve dans le Federalist 10, qui défend la possibilité d’une république étendue, en avançant l’idée que sa sécurité et sa vitalité seraient garanties par la présence même de factions concurrentes. Le second argument est élaboré dans le Federalist 51, qui souligne que la sécurité et la vitalité de la république est assurée par le système de poids et contrepoids entre les différentes branches du nouveau gouvernement. On pourrait penser que si l’un de ces arguments est vrai, l’autre n’est pas nécessaire – ou plutôt, que si les deux sont valides, une telle constitution se limiterait excessivement, empêchant toute action rapide et franche. Mais, relativement au débat sur la souveraineté, les deux arguments reviennent en fait au même : le Federalist 10 explique que « le » peuple souverain n’existe pas en tant que tel, et le Federalist 51 tire la conclusion que toute branche du gouvernement qui prétend incarner la vox populi outrepasse le pouvoir qui lui est constitutionnellement accordé [49]. Pourtant, puisque la constitution contrôle et équilibre à la fois la puissance d’un peuple démocratique, elle entretient cette dynamique, engagée dès la première étape de la révolution, qui tend à réaliser un gouvernement démocratique autonome. Le paradoxe constitutif de la république américaine est qu’elle sollicite la souveraineté populaire tout en rendant impossible sa complète réalisation [50].
La dynamique historique atteignit une résolution provisoire avec la « révolution de 1800 », qui marqua le premier passage pacifique du pouvoir politique d’un parti à l’autre. Après une campagne féroce à l’ombre des très répressives lois contre les écrits et les actes séditieux (Alien and Sedition laws, 1798), marquée par des accusations réciproques de « monarchisme » et de « jacobinisme », Jefferson assuma la présidence, et Adams regagna tranquillement ses pénates au Massachusetts. Le discours inaugural de Jefferson faisait allusion à la campagne, mais soulignait que « toute différence d’opinion n’est pas nécessairement une différence de principe. Nous avons nommé différemment des rejetons issus du même principe. Nous sommes tous républicains, nous sommes tous fédéralistes » [51]. Jefferson ne voulait pas dire que les différences de parti seraient abolies – qu’elles pourraient ou devraient l’être [52]. L’unité qui rassemble la république est ce qu’il appelle une unité de principe. La nature de ce principe s’était révélée au cours de la seconde phase de la révolution de 1800, avec la décision de la Cour Suprême Marbury v. Madison (1803). La décision de la Cour peut être lue comme l’indice que, même si la majorité appartenait alors aux républicains de Jefferson, leur pouvoir demeurait limité ; ce sont bien les principes de la constitution qui forment la souveraineté populaire, toujours présente, mais jamais complètement réalisée ni même réalisable. C’est la constitution qui garantit que le peuple est un, en même temps que sa structure institutionnelle prend soin que l’expression ponctuelle de cette unité ne se réalise que dans la constante production de différence, débat, délibération. La « révolution de 1800 » est donc un événement qui est plus qu’un événement ; il confirme l’expérience d’une réflexion sur la révolution américaine et exprime cet « esprit » qu’invoquait Hannah Arendt.
Cette interprétation de la fondation de la démocratie américaine comme un débat autour de la notion de souveraineté peut être précisée. En tant que « principe », la souveraineté a un rôle symbolique ; parce qu’elle dépend du jugement plus que de la volonté, la forme qu’elle revêt à un moment donné est toujours renégociable ; elle ne peut jamais être incarnée une fois pour toutes, tout en étant la présence constante sans laquelle n’existeraient ni la société politique ni les individus qui la composent. Plus concrètement, l’histoire de la démocratie américaine peut se lire comme la compétition permanente entre des institutions qui prétendent représenter la volonté du souverain. Les acteurs de ce processus dynamique ne sont pas uniquement les branches législative, exécutive et judiciaire (et les états fédéraux) ; de nouveaux acteurs émergent : partis politiques, groupes d’expertise, intérêts particuliers ou forces irrésistibles des marchés mondiaux… ou encore le pouvoir non violent des groupes de désobéissance civile. Si telle ou telle institution acquiert une prédominance momentanée, il faut pourtant reconnaître qu’aussi longtemps que le principe demeure, aussi longtemps que la souveraineté demeure symbolique, il émergera sans doute d’autres institutions qui vont contester la légitimité et disputer le monopole revendiqué. Il ne s’agit pas d’une démocratie directe dans laquelle la souveraineté et la volonté unifiée de la société s’exprime dans ses institutions politiques – ce que j’ai appelé ailleurs une « république démocratique » : les Américains ont créé plutôt une « démocratie républicaine », dont la structure institutionnelle encourage les individus à juger activement entre les choix offerts, et à participer ensemble à l’autodétermination nécessaire pour « garder » la république dont ils ont hérité.
Ces réflexions sur les événements historiques de la révolution américaine nous ramènent à présent aux « problèmes de notre époque » qu’évoquait Arendt. Évidemment, tout acteur politique prétend incarner par son action la volonté unifiée de la nation et frayer la voie aux lendemains qui chantent. Mais la porte est ouverte à l’anti-politique si la nature symbolique – et donc contestée – du peuple souverain est réduite à son incarnation temporaire. Telle est la leçon essentielle qu’il nous faut aujourd’hui encore tirer des Origines du totalitarisme, ouvrage qu’on peut lire comme un essai pour penser la forme la plus extrême de l’anti-politique. L’extraordinaire permet d’éclairer le quotidien ; et il souligne l’actualité de la phrase de Benjamin Franklin « une république, si toutefois vous pouvez la garder ». C’est pourquoi la politique des droits de l’homme – en tant que politique, et non pas simple protection des libertés privées (comme Arendt le notait justement dans la discussion de l’essai sur la « désobéissance civile ») – est essentielle pour une démocratie républicaine. C’est une erreur de croire que la « démocratie » qui a triomphé en 1789 était une solution pour les « problèmes de notre temps ». Une relecture de l’Essai sur la révolution suggère au contraire que ces événements soulignent, une nouvelle fois, que la démocratie est un jeu dangereux qui peut facilement déraper lorsqu’il oublie comment penser, c’est-à-dire reconnaître ses propres limites. Juste avant de souligner que « la plus grande innovation américaine » a été l’abolition de la souveraineté, Arendt citait Montesquieu et sa « fameuse intuition, que même la vertu a besoin de limites et qu’un excès de raison même n’est pas désirable » [53]. Trop peu de démocratie est certainement un défaut, mais chercher à la réaliser une fois pour toutes (et par la force, si besoin) est sans doute une menace bien plus grave. Ces « idéaux » que Jonathan Schell veut que nous ranimions doivent être compris dans ce contexte.